IX

 

Un déjeuner à Éleusis

 

Parbleu ! oui, il était content le « beau duc ». Cet espérandieu entêté, de cœur verni, d’esprit lisse – sans prise à l’inquiétude seulement, et qui, de même qu’en campagne, au bruit des fusillades d’avant-postes, ne dormait jamais mieux, disait-il, qu’au bercement des soucis domestiques –, quelques dettes payées, d’autres à peine reculées, avait repris ses belles habitudes de dépense. À peine s’il se souvenait de cette heure mauvaise : il avait la mémoire clémente, qui passait les jadis au crible et n’en gardait que les joies. De cette brouillerie de femme et de maîtresse, de ce refus tout sec de sa mère, de la marquise et de ses flux de bile haineux, de ce passager malaise d’argent, plus trace. Le billet signé, l’or en poche, de quelle main large ouverte il l’avait semé aux quatre vents de son caprice ! À chacun sa part : car, ordonné dans son désordre, il n’oubliait personne – pas même lui.

Les petites bourses de Chantal, de François, avaient eu de quoi crever de ses largesses. Il n’était jusqu’à ses gens, valets et ordonnances, qui n’eussent récolté des miettes de l’aubaine. Bien mieux, après une de ces visites par surprise, comme il aimait à en faire aux quartiers de ses dragons, goûtant la soupe, débouchant les mousquetons, présent à la botte, aux écoles, il avait, tant ses humeurs étaient riantes, levé toutes les punitions, et, de sa poche, payé un quart de vin aux hommes.

Et nargue de ses cinquante-trois hivers, et quels hivers cependant ! Il se sentait vingt ans au cœur et partout : ses maîtresses, sa femme luttaient entre elles pour lui plaire. Heureux au baccara, heureux en amour, heureux en guerre : beau tireur « à cinq », beau tireur à l’épée, cavalier superbe, sans façons et sans peur, général adoré de sa brigade, dont il était à coup sûr, sinon le meilleur, au moins le meilleur garçon ; le premier parmi les braves, le premier aussi parmi les fous : un Dieu, qu’il trouvait bon diable, filait à point ses destinées. L’homme avait son étoile et son étoile le soldat, qui déjà voyait luire les cinq pointes d’or du divisionnaire. – Oui, parbleu ! le duc était content.

La duchesse, elle, renfermait ses tristesses, faisant belle mine à ce mari prodigue, qui tardait tant à lui revenir. La pensée de son père, toujours présente, mettait une sérénité dans ses effarements de mondaine, un coin de paix attendrie dans son chemin de croix d’épouse : elle le savait heureux là-bas et reposé, parmi ses chères amoureuses de pierre, l’allait voir rarement, de peur de lui mal céler ses angoisses et entendait de loin ses plaisirs, dont, le jeudi et le dimanche, Chantal lui rapportait un écho. Lui – le vieux Palikare – la jugeait sur l’écorce et la croyait sans soucis, encore que gênée parfois. Et, chaque premier du mois, lorsqu’il envoyait un chèque à sa duchesse, il ne se pouvait défendre de songer que ses autres filles en Éleusis lui coûtaient moins cher de robes et de chapeaux.

Pour Chantal, elle avait eu ses larmes, et, dans la maladie de sa mère, deviné bien des peines secrètes. Puis, la santé, le calme revenus, elle était retournée à ses pures gaietés de petite fille. – À cet âge le plus noir chagrin ne tache pas.

 

C’était un matin d’avril. Chantal étrennait un panier, attelé de deux poneys de Finlande. Très droite, et Miss à côté d’elle, une cape de feutre gris en tête, relevée devant à la Condé, les épaules élargies d’une pèlerine à fronces, elle menait bellement, gantée jusqu’au coude. Une flamme sortait de ses yeux, à travers les plis du voile rouge, où l’ambre de sa peau piquait comme des paillettes. Et dame ! elle s’appliquait de toute sa force, les lèvres un peu pincées, avec de petits clic-clac de langues pas trop malhabiles, vraiment !... Son père, à cheval, l’escortait, avec M. de Chalain, éperonné, botté, aiguilleté, montant un arabe de sang, qui se dépensait en caracoles.

Dans le ciel gris de lin, à peine bleuté, le soleil ne faisait guère plus qu’une pâleur. Il y avait du vert au bout des branches, partout un gazouillis d’oiseaux : et gaiement, dans l’avenue, le trot des ponies claquait quatre à quatre.

Déjà Chantal souriait au fez du grand-père, que ce bruit de galopade avait tiré à sa fenêtre, et arraché à son char – qui, lui, n’était pas près de galoper. Elle rassembla ses rênes à distance, se préparant pour stopper bien net devant la porte, quand, derrière, tout à coup, un train, qui débouchait de Passy, gronda, et les ponies s’emballèrent.

Le panier zigzaguait de trottoir à trottoir : le groom, qui se penchait, fut renversé d’un à-coup. Pensez si Miss piaulait !... Et personne sur le boulevard qu’un cantonnier qui se gara !

Dès le premier instant, l’aide-de-carnp avait enfilé une ruelle, qui biaisait sur la gauche, avec l’espoir de couper par un retour les bêtes emportées, qu’un galop à la suite eût sûrement affolées davantage. L’arabe courait à toute allure, le nez dans la poussière. Puis, tournant court par la rue Pierre, il revint d’un élan fou au boulevard. M. de Chalain eut juste assez de temps pour descendre, placer son cheval en travers, prêt à bondir à la tête des ponies, qui arrivaient dans une nuée de poudre.

Il y eut un choc. Les chevaux culbutèrent contre l’obstacle et le dragon put sauter sur les rênes qui flottaient.

Cependant des maisons voisines on était venu à l’aide : un valet de chambre, des hommes d’écurie, qui se pendirent aux mors de tout leur poids. Chantal était déjà à terre, avec Miss, dont les dents claquaient ; et, le rire déjà revenu, tendant sa main au dragon :

– Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une jolie peur ! lui dit-elle... Je ne vous reconnaissais pas, moi !... Vrai ! j’ai cru que vous alliez me demander la bourse ou la vie... Vous me l’avez donnée au contraire... la vie !

Lui s’en défendait, rougissant très fort :

– Mais non, je vous assure, mademoiselle, ça n’est pas moi... C’est Leïla... ma jument.

– Si ! si ! C’est vous ! J’ai bien vu... Vous en avez même perdu votre képi – Et, se tournant vers son père, qui arrivait au grand trot, la mine défaite : – Papa, je vous présente mon sauveur. Sans lui, j’étais piétinée... écrasée... en marmelade... Ah ! ah ! ah ! ah !...

Son rire se noya dans un sanglot.

– Oui ! J’ai eu un peu peur... Vous entendez, ma bonne Miss ? Il n’y a pas que vous... vous voyez !... Est-ce que les chevaux sont blessés ?... Et Charles... ? Non plus ?... Ah ! tant mieux ! Pauvre garçon !

Elle marcha quelques pas, soutenue par son père : puis, comme M. Baccaris accourait, le gilet flottant, au hasard de son débraillé d’intérieur, elle tomba, pâmée, dans ses bras. Il l’emporta toujours courant. Et, elle, ranimée par les fouettements de l’air, fermait les yeux, jalouse de prolonger ce plaisir : car c’était exquis, cette envolée, dans la tiédeur de cette poitrine.

Quand elle rouvrit les paupières, elle se retrouva dans le mousée, demi-couchée sur le divan : quelque chose comme une musique lointaine lui chantait aux oreilles. De toutes les vitrines, ses amies, les statuettes, lui riaient. Le duc et M. de Chalain étaient là, aussi, qui guettaient son réveil. Alors, ayant voulu reprendre sa main qui la brûlait, elle vit son grand-père à genoux près d’elle, larmoyant. Et elle eût bien aimé dormir longtemps ainsi.

– Chantal, il faut rentrer ! fit le duc. Le fiacre est en bas...

Partir ! Ah !... Déjà ! Si l’on restait ? Peut-être le grand-père ne demanderait-il pas mieux.

– N’est-ce pas que tu veux bien me garder, bon papa ? dit-elle.

Lui, ravi, l’embrassait, s’excusant :

– C’est que, pour déjeuner, je n’ai rien de ce que tou aimes !... Et, la gouvernante, il ne sait pas beaucoup de couisine !

– Bah ! nous ne serons pas difficiles !... Papa, c’est entendu, moi, je reste... Et vous ?

– Oh ! moi ! pas moyen ! J’ai à faire... Venez-vous, Chalain ?

– Comment ! dit Chantal, vous nous emmenez monsieur de Chalain ?... Mais bon papa a absolument besoin de lui ; n’est-ce pas, bon papa ?... Et Éleusis donc ?... Ça vous est égal, à vous, Éleusis... et le char triomphal aussi ? Je suis sûre que vous préférez votre drag ! Bon papa, tu entends ? Quelle hérésie !... Allons ! adieu, cher papa !... Voulez-vous être assez gentil pour me renvoyer Miss à cinq heures ? Pas avant !... Ne parlez pas de l’accident à ma mère chérie. Non !... n’est-ce pas ? Elle aurait trop peur !

Elle lui coula ses bras autour du cou, l’embrassant, le câlinant, avec comme un besoin de câliner, d’embrasser quelque chose.

– Dites donc, Chalain, fit le duc un peu moqueur, il paraît que vous êtes indispensable ici ?... Bon ! bon ! Mais ne piquez donc pas des feux pour ça !... On ramènera votre jument... Au revoir ! Vous penserez au classement pour demain ?

– Oui, mon général !... Mais, mon général...

Il s’excusait, le dragon. Il lui était impossible en conscience... Il s’excusait encore que le duc était déjà loin.

– Voyons ! mademoiselle... Voyons ! monsieur Baccaris ! Là, sérieusement... j’ai du travail en retard... ma parole !

– Oh ! dit Chantal, si vous donnez votre parole, ça n’est plus pour rire...

Et elle pouffait, en retirant son chapeau devant une vitrine.

– C’est bien décidé ?... Vous ne voulez pas ? dit-elle encore. Mais regardez donc bon papa, comme il a envie que vous restiez !... Il n’ose pas insister, ce pauvre bon papa, parce qu’il est d’une discrétion !... Mais s’il osait !... Et tout ça que vous avez à dessiner !... On attend pour les chromos, on attend... Vous pensez bien que s’il n’y avait que moi... Et pourtant ! Ce serait d’une impolitesse, après m’avoir sauvé la vie... Et puis enfin, quoi ? C’est tout bonnement pour vous faire prier... Puisqu’on a ramené votre jument !

– Mais, mademoiselle, si mon général après...

– Pff ! Il ne vous mangera pas, votre général !... Vous êtes bien trop grand d’abord ! Ah ! ah ! ah !... Oui ? Non ? Déjeunez-vous ? Faut-il mettre vos œufs ?... Oui ? Vite alors !... Spiridion ! Spiridion !

Entrée de Spiridion.

– Avez-vous des œufs, mon bon Spiro ? du beurre ? du sucre ? du sel ?

À chaque question Spiridion de rire plus haut et de se dandiner plus bas et de se gratter la tête, un doigt passé sous son tarbouch. Et il baragouine du grec, toujours du grec, avec, de temps en temps, ainsi qu’une petite lanterne, un mot presque français, mais qui n’éclaire pas beaucoup.

– Vous n’avez rien ? Allons ! C’est parfait... Alors, mon bon Spiro, prenez vos jambes à votre cou... Non, pas comme ça !... Est-il drôle, ce Spiro ! Si vous prenez tout ce que je vous dis au pied de la lettre !... Dépêchez-vous, voilà !... Des œufs... Combien d’œufs ?... Est-ce que vous avez très faim, monsieur André ?... Toi, bon papa ?... C’est que, je vous préviens, moi, je vais dévorer. Il m’en faudra au moins... au moins... un !... Je crois qu’avec une omelette de six œufs... Vous savez ce que c’est, une omelette, Spiro ?... Non ? Comme ça se trouve ! Moi non plus... Encore si c’étaient des œufs à la coque !... Avec un bon chronomètre... Explique-lui, bon papa !... Il faut du beurre, on tourne, on retourne... et des fines herbes... Pas d’huile surtout ! Bon papa, recommande-lui, pas d’huile !... Un arni à la Palikare... Qu’est-ce que c’est, ça, un arni ?... Un agneau ?... Oh ! Spiro, c’est bien trop gros, pourquoi pas un bœuf à la Palikare alors ?... Des olives... si vous voulez... Un poulet ? Va pour un poulet ?... Diavourti ? Vous dites du diavourti ?... C’est grec, ça ? Bravo !... Puis du miel, des confitures de roses – des glyka, hein ? – et du loukoum et du vin de là-bas... Nous serons comme des dieux : n’est-ce pas, monsieur André ?... Mais si vous me laissez tout faire, je ne vous donnerai rien à manger... À la table maintenant, la trapèza !... Dis, bon papa, est-ce gentil d’avoir une petite fille qui parle grec comme... comme... Démosthènes ?... Une idée ! Si nous mangions au jardin ! Il fait doux, doux... Veux-tu, bon papa ?

...Elle courait de-ci de-là, une serviette épinglée à la taille, avec des tressauts de joie pour une nappe brodée de soies vives, des dépits drôles pour une assiette qui manquait.

– Tenez, monsieur André !

Et, prudemment, elle lui emplissait les bras de vaisselle, qu’il descendait à tout petits pas, gêné par sa culotte juste et ses bottes d’ordonnance.

– Là !... Vous pouvez vous en aller. Je n’ai plus besoin de vous !... Vous aussi... monsieur André !

La table mise, elle remonta pour dire gravement :

– Ces messieurs sont servis !

Et, la serviette sous le bras, prise d’un fou rire, elle resta en arrière afin de juger de l’effet.

À peindre, ce couvert. Sous une tonnelle de vigne, dont les sarments qui verdoient à peine semblent des câbles emmêlés : la nappe semée de feuilles de lierre et de lilas en fleurs, qui font aux plats comme des couronnes. L’eau rafraîchit dans des amphores, et l’omelette – M. Baccaris en frémit – trône, blonde et mousseuse, dans une patère antique.

En guise de sièges, trois stèles de marbre renversées. La scénerie du jardin s’allonge au fond en perspective : rien qu’une pelouse, avec une vasque en Paros, où, à l’ombre d’un cyprès, qui y secoue ses panaches, un petit jet d’eau sanglote avec un joli bruit.

Au loin le mur s’en va, peint en trompe-l’œil de tout un horizon de mer bleue : une fantaisie de M. Baccaris, qui, pour se croire au pays, n’a qu’à ouvrir sa croisée. Là c’est la côte de Mégare, et les cimes des monts Géraniens : ici, au pied du Parnès, la plaine ensoleillée de Thria, chère à Cérès, Éleusis, où les théories des Panathénées s’enroulent comme un blanc vol de colombes, enfin, là-bas, émergeant de l’azur, Salamine et ses roches d’un ton de sucre candi. Et cela est si trompeur, ce trompe-l’œil, cela continue si juste la pente du jardin, les réalités archaïques de la tonnelle, qu’on croit entendre, qu’on entend le clapotis des flots, le tic-tac des cigales, le chant des conques et des syrinx, que l’on croit sentir, que l’on sent l’odeur des myrtes et des roses.

Un silence se fit au milieu du repas, chacun envolé dans son rêve. Chantal, assise entre eux deux, les servait, rendue grave soudain par quelque chose qui battait plus fort au-dedans d’elle. André la regardait parfois longuement : ce vin de Grèce, à goût de résine, avait fait presque brave ce timide. L’air était comme sucré : le chat ronronnait sous la table, à l’aguet des nourritures tombées, tandis que, suspendu à la treille, le rossignol aveugle, gavé de viande crue, vocalisait.

Spiridion parut, portant le poulet frit, qui nageait dans de l’huile. Pour le coup Chantal éclata :

– Mais, mon bon Spiro, vous n’avez donc pas compris ?... il n’a pas compris !... Bon papa, tu vois, il n’a pas compris ! Ah ah ! ah ! ah !

Elle s’était levée afin de changer les assiettes : et ils se querellèrent longtemps, elle, pour la lui prendre, lui, pour ne la donner pas, heureux de ces prolongés frôlements de leurs mains. Elle se fâcha à la fin :

– Bon papa ! Voyons ! Fais-le finir... S’il croit qu’il est ici pour s’amuser !

Au dessert, M. Baccaris porta un toast au sauveur de Chantal.

– Ah ! quelle idée ! dit-elle. À la santé de mon sauveur !

Et elle trinqua malgré lui, qui répétait :

– Mais ce n’est pas moi, mademoiselle, c’est Leïla... ma jument !

Spiridion revenait avec le café, dans de petites cafetières jaunes à longs manches. Et il resta là, tricotant son bas dans les intervalles du service, et donnant carrière à sa langue.

– Pouah ! que c’est mauvais ! dit Chantal.

Et elle jeta loin la cigarette du grand-père, dont elle avait tiré deux bouffées.

Puis, sérieuse, elle ôta le couvert, avec des gestes légers du bout des doigts, un peu honteuse en son par-dedans de ses gaietés primesautières. De la fontaine à la table elle allait, trottinant, les mains pleines, essuyait les précieuses poteries une par une, les patères d’argent, les kanthares, les lagènes et les œnochoès de bronze couleur de pré, avec des regards vainqueurs au grand-père, de l’air de dire :

– Tu vois comme j’en ai soin ?

 

...Dans le musée tout reluisant de vitrines, que le jour d’en haut arc-en-cièle ainsi que des panagia d’émail, on travaille ferme à présent. La plume gratte, gratte, et le pinceau barbote, barbote. De-ci, de-là, sort une phrase en sourdine :

– Bon papa, le numéro 1197 ?... 1197 ?... Où se cache-t-il donc, ce coquin de 1197 ?... Ah ! Un trépied... Ruines du temple de Cérès, à Éleusis... Tu sais ! il lui manque une patte... Ça ne fait rien ! C’est un trépied tout de même !... À la vitrine H maintenant !

Quel drôle de chemin elle prend, Mlle Chantal, pour arriver à cette vitrine H ! Chemin des écoliers, chemin des amoureux.

En passant derrière le dragon, qui peint, assis à sa petite table, elle pense :

– Voyons si c’est toujours moi qu’il portraicture !

Justement M. Baccaris, l’air inspiré, vient de descendre au Capharnaüm. Très, très inspiré même : le char triomphal n’a qu’à bien se tenir.

Elle se penche alors pour mieux voir, se penche : mais non, ce n’est pas elle, cette fois. Et Chantal sent un frisson par tout son corps, à l’idée que peut-être il ne l’aime plus.

Là, aussi, je vous demande, pour ne pas trouver le moindre petit bout de ressemblance entre elle et ce gros père Silène accroupi... ! Certainement qu’il est affreux, ce père Silène, ventru, rien qu’en bouche, avec des oreilles d’âne. Certainement que son œil est fendu en tirelire et qu’il a perdu le nez à la bataille des ans. Mais, quand on aime bien... bien, est-ce qu’on ne trouve pas toujours des ressemblances ?

Cependant le dragon s’arrête de peindre. Frisant des yeux, en tapinois, il a quitté sa boîte à couleur, mis son pinceau à tremper dans l’eau rose ; et, traîtreusement (comme c’est traître, un dragon, mon Dieu ! Sûr, c’est ce vin de Grèce qui lui tape à la tête !), il glisse un bras derrière son dos ; puis, crac ! est-ce qu’il ne vient pas de cueillir la main de Chantal ? Et ça a une telle poigne, ces dragons, une telle poigne, ces antiquaires, qu’il n’y a plus moyen... plus moyen... encore qu’elle la secoue tant qu’elle peut.

– Voulez-vous bien... Voulez-vous bien... ! Gare, ou j’app... j’appelle bon... papa !...

Ah ! je t’en défie, petite Chantal, alors qu’une voix douce, douce – une voix de dragon pourtant – murmure bas à ton oreille :

– Je vous aime !... Oh ! je vous aime... Le voulez-vous, mademoiselle Chantal ?

– Mais, monsieur André... Voyons !... Monsieur... Monsieur ! Relevez-vous !... Re... le... vez...-vous !... Oh ! mon Dieu ! je... Mais du tout... je... ne... Et... bon papa..., monsieur..., bon... pa... pa... !

Il était tombé à deux genoux, et marmottait ses chantantes paroles, vraies litanies de vierge qu’une vierge entendait, tenant toujours sa main captive.

– Vous le voulez ? faisait-il en sourdine, vous le voulez... dites ? que je vous aime, ô ma chère... ma chère... petite... Chantal..., si charmante..., si belle..., si bonne... ?

Elle ne se défendait plus, ensorcelée par ces prières fées qu’il priait, le cœur pris comme une mouche à ce miel d’amour que distillaient ses lèvres.

– Je vous aime..., ô ma petite... mon adorée Chantal..., vous qui êtes si douce... si douce... et si... et si...

 

...Un bonheur que M. Baccaris soit remonté : car des si comme cela, il en aurait défilé jusqu’à demain. – Quand une fois c’est lancé, un dragon... !